Michel Serres

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Michel Serres : " La société préfère son argent à ses enfants "

LesEchos.fr 24/08/09

Infatigable questionneur du monde, le philosophe nous invite à relativiser la crise économique et financière en la mettant en perspective avec d'autres bouleversements de grande ampleur dont nous ne prenons pas la mesure, en particulier dans l'éducation.


Pour vous qui affirmez n'être ni économiste ni financier et qui trouvez le discours économique trop envahissant, est-ce que cette crise a changé votre point de vue ?

Cette crise financière n'est qu'un des multiples feux rouges qui s'est allumé. Mais si on pense que c'est le seul, on se trompe. Citez-moi aujourd'hui, je vous prie, ce qui n'est pas en crise. Je suis universitaire ; j'enseigne dans de nombreuses universités dans le monde. L'université est en crise mondiale depuis vingt-cinq ans. La planète est en crise écologique ; tout le monde le sait. La santé, les hôpitaux sont en crise. Je ne vois pas de lieu de notre habitat qui ne soit pas dans une crise aussi considérable que celle que vous notez pour la finance et l'économie.

Est-ce que l'ampleur de la tempête de l'automne a modifié un peu votre vision ?

Si nous nous étions vus n'importe quand au cours des vingt-cinq dernières années j'aurais pu vous décrire l'ampleur de la tempête que subissent les instituteurs, les professeurs du secondaire et du supérieur. La génération a changé, le savoir a changé, la transmission a changé... Ce que nous avons subi dans l'enseignement est un tsunami de la même importance que ce que vous avez vécu dans la finance. La vôtre de crise a fait plus de bruit, mais la société n'a pas prêté au tsunami vécu par ses enfants une attention à la mesure de l'événement. Elle préfère son argent à ses enfants. Je me dis souvent que les gens ne se rendent pas compte de ce que vont être les prochaines générations adultes. Je vois l'importance de votre crise, les milliards en jeu, l'effondrement de certaines fortunes. Mais avez-vous conscience de l'effondrement des savoirs ? Il n'y a plus de latin, il n'y a plus de grec, il n'y a plus de poésie, il n'y a plus d'enseignement littéraire. L'enseignement des sciences est en train de s'effondrer partout.

Ce n'est pas une crise française celle-là non plus ?

Erreur colossale. J'enseigne aux Etats-Unis. L'effondrement est beaucoup plus important aux Etats-Unis. Tous les enseignements secondaires se sont effondrés. Tout le monde croit que c'est la faute de tel ministre. Elle a commencé en 1968 cette crise, elle était mondiale, elle reste mondiale. Vous voulez que je vous en donne une autre, de crise ? Nous étions 40 % d'agriculteurs parmi les actifs en 1900 et sur les 60 % autres combien de métiers étaient en liaison avec l'agriculture ? Aujourd'hui, en France, les agriculteurs sont moins de 4 %. C'est un autre tsunami gigantesque. Quand je suis né, nous étions un milliard et demi sur la Terre. Nous sommes sept milliards bientôt. Toutes ces crises ­débutent après la Seconde Guerre mondiale et commencent à se voir dans la décennie 1960-1970. Tout bouge en même temps : l'agriculture, la religion... Vatican 2, c'est l'amorce d'une crise formidable du catholicisme. On assiste à la précipitation des intégrismes dans la plupart des monothéismes. Il y a une crise du militaire. Il existe dans le monde une hyperpuissance - personne ne pourrait faire la guerre aux Etats-Unis - qui dépense 1.000 milliards pour une guerre contre un des pays les plus faibles du monde - l'Irak - et qui ne la gagne pas. C'est l'" Homo sapiens " qui s'est complètement transformé depuis cinquante ans. Ce n'est pas la société qui a changé, c'est la condition humaine. Regardez l'espérance de vie qui est passée en quelques générations de 30 ans à 75 ans. Beaucoup d'hommes atteignent la soixantaine sans avoir jamais souffert. Le corps a changé, le rapport à la nature a changé, le rapport à la naissance et à la mort a changé et rien n'a changé dans nos institutions politiques et économiques. Les institutions font comme si rien n'avait changé et vous ne voudriez pas que ce soit une crise ? Les politiques mais aussi les médias et les entreprises font comme si on était en 1950.

La faute à qui ?

C'est la faute des philosophes. Les philosophes n'ont pas vu l'ampleur des changements du monde. Pourquoi ? Parce qu'ils étaient engagés depuis Sartre dans la politique. On est pourtant dans une des périodes les plus passionnantes qu'on ait vécues. Je vois toutes les institutions comme vraiment des dinosaures

Notre actuel président est pourtant réputé moderne. Si on le compare au général de Gaulle par exemple. Qu'en pensez-vous ?

C'est la même chose. Je dirais même que le général de Gaulle était plus moderniste. Il a fait la Caravelle, la bombe atomique, le marché commun... Ce n'est pas parce que le piétinement est énervé que ce n'est pas un piétinement. Cela dit, je ne jette la pierre à personne ; il est extrêmement difficile dans une période comme celle-ci de voir la sortie. Je vois où on est mais je n'ai pas de solution à vous donner.

Après la crise de 1929, souvent évoquée à propos de la crise actuelle, il y a eu la montée des fascismes et la guerre. Vous exprimez souvent l'angoisse de la guerre dans vos livres.

J'ai écrit " La Guerre mondiale " pour pointer que la guerre que nous faisons aujourd'hui n'est pas une guerre entre les hommes mais la guerre que les hommes font au monde. Notre rapport à la planète est un rapport de terrorisme. Nous sommes en train de gagner cette guerre contre le monde, c'est-à-dire de la perdre.

Mais la guerre entre les hommes ? Vous semblez faire une grande confiance à l'idée que l'Europe nous protège.

Je suis né en 1930 d'un père gazé à Verdun et d'une mère qui a été la seule à se marier dans son collège parce que tous les fiancés possibles étaient morts. J'ai vécu 1936, 1940, la guerre d'Algérie, Suez.. Entre ma naissance et trente ans, ça a été la guerre, la guerre, la guerre... Mais, depuis, la France est en paix. Elle est en paix depuis plus de soixante ans, ce qui n'est jamais arrivé depuis la guerre de Troie. Je me souviens, à Stanford, un jour avant la guerre en Irak, j'avais découpé une photo d'un sommet de chefs de gouvernement que je montrais à mes étudiants : Bush junior, Blair et Aznar. Ces trois jeunes gens vont faire la guerre et ils n'ont jamais connu la guerre. C'est une nouveauté très importante.

Revenons à la guerre contre la planète qui commence à inquiéter beaucoup de monde.

Je crois que cette crise-là est vraiment nouvelle et que c'est elle qui va changer le monde. Si le changement passe quelque part, il va passer par là. C'est pour cela que j'ai beaucoup écrit là-dessus. Tout le monde a la conscience vive de l'importance du problème aujourd'hui.

Même aux Etats-Unis ?

Les Etats-Unis étaient en retard. Il y avait encore aux Etats Unis il y a deux ans des gens qui pensaient que l'écologie était un complot contre l'Amérique.

Quand vous en parlez devant vos étudiants aux Etats-Unis, vous avez des réactions très différentes de ce qu'elles sont en France ?

Quand on enseigne, il n'y a plus d'auditoires nationaux. C'est la composition du cocktail de nationalités qui varie...

Quand on vous lit, on a parfois l'impression que vous êtes favorable à la décroissance pour résoudre le problème...

Je ne sais pas, je ne suis pas sûr, mais j'ai envie de vous parler de la disparition des dinosaures. On adore discuter des raisons pour lesquelles les dinosaures sont morts. Mais c'est tout simple : ils ont disparu parce qu'ils croissaient. C'est leur taille qui les a tués. La vie ne peut pas excéder une certaine taille. On meurt de croissance. Montesquieu se demande quelles sont les causes de la décadence des Romains. Mais c'est tout simple. Les Romains ont été victimes de leur grandeur. La taille de l'Empire romain est devenue telle qu'il ne pouvait que s'effondrer. Dans l'économie, je ne sais pas, mais, dans la vie, croissez, croissez, vous périrez. C'est " Le Lion et le Moucheron " de La Fontaine. Le lion ne peut rien contre le moucheron. Une autre intuition sur notre rapport à la nature. Dans l'histoire des sciences, on voit bien qu'il y a des disciplines qui forment le centre de gravité du savoir à un moment donné. Avant, c'était la mécanique ; maintenant, ce sont les sciences du vivant. Demain, l'économie sera centrée sur les sciences du vivant et pas sur la mécanique. Cela, je peux le dire. Dépêchez-vous de changer vos investissements.

Vous accordez beaucoup d'importance au droit. Notre monde a beaucoup de problèmes de régulation : finance, droits d'auteur sur Internet...

Dans une société, il y a des zones de droit et des zones de non-droit. La forêt était jadis une zone de non-droit infestée de malandrins et de voleurs. Un jour, pourtant, un voyageur traversant la forêt de Sherwood constata que tous les voleurs portaient une sorte d'uniforme ; ils portaient tous un chapeau vert et ils étaient sous le commandement de Robin Hood. Robin, qu'est-ce que ça veut dire ? Celui qui porte la robe du juge. Robin incarne le droit qui est en train de naître dans un lieu où il n'y avait pas de droit. Toutes les lois qu'on veut faire sur les droits d'auteur et la propriété sur Internet, c'est de la rigolade. Internet est un lieu de non-droit comme la forêt dont nous parlions. Or un droit qui existe dans un lieu de droit n'est jamais valable dans un lieu de non-droit. Il faut que dans ce lieu de non-droit émerge un nouveau droit. Dans le monde de demain doit émerger un nouveau droit. Si vous voulez réguler le monde d'aujourd'hui avec le vieux droit, vous allez échouer, exactement comme on a fait sur Internet. Il faut attendre que dans la forêt d'Internet on puisse inventer un droit nouveau sur ce lieu de non-droit. Plus généralement, dans cette crise qui fait entrevoir un nouveau monde, ce n'est pas le droit ancien qui va prévaloir.

Vous avez écrit qu'il nous manque un droit de la Terre.

Oui, c'est cela que j'ai voulu dire en écrivant " Le Contrat naturel ". Pour avoir avec la planète non des relations de parasite mais des relations de symbiose, il faut passer contrat.

Vous n'imaginez pas une organisation internationale édictant ce nouveau droit ?

Je me souviens d'un dialogue avec l'ancien secrétaire général de l'ONU, Boutros Boutros-Ghali. Chaque fois que je parle de l'eau, me disait-il, mes interlocuteurs me répondent qu'ils ne sont pas là pour parler de l'eau mais pour défendre les intérêts du pays qu'ils représentent. Tant qu'il y aura des institutions intergouvernementales, la Terre ne sera pas représentée. Regardez ce qui se passe pour les poissons. Nous discutons des quotas de pêche avec les autres pays européens pour en avoir le plus possible. Pendant ce temps les poissons disparaissent. Les poissons n'ont pas la parole. Eh bien, moi, je suis pour cette utopie, que les poissons aient la parole. Je voudrais une institution mondiale qui représente l'eau, la terre, le feu... le vivant. Il faudrait des savants qui aient fait le serment de ne pas représenter un pays, une idéologie, une entreprise... et qui représentent les poissons et l'air et l'eau. Les institutions internationales aussi sont peuplées de dinosaures. On a envoyé un politique pour représenter la France pour les pôles ! Vous rendez-vous compte ? J'aime beaucoup Michel Rocard mais il connaît les pôles comme moi le coréen.

Finalement, vous nous avez peu cité La Fontaine que vous aimez tant le faire. La situation économique ne s'y prête pas ?

Le patron d'une très grande banque française qui est mon ami m'a invité à déjeuner il y a quelque temps. Il était très ennuyé par cette crise. " Ecoute, lui dis-je, que les Américains aient fait tous ces prêts aventureux, je le comprends ; ils n'ont jamais appris à l'école "La Laitière et le pot au lait". Mais, toi, tu le sais que le pot va tomber de la tête à un certain moment. Pourquoi ta banque a-t-elle pris des risques pareils alors que tu le sais par coeur ? " Toutes les bulles crèvent. " La Laitière et le pot au lait ", c'est un raisonnement financier parfait. Elle raisonne exactement comme un golden boy.

PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-CLAUDE HAZERA

Son parcours : Michel Serres, qui aura soixante-dix-neuf ans le 1er septembre, reste un infatigable questionneur du monde. D'après son décompte, il termine son 50 e livre. Mis à la retraite par l'université française - il enseignait l'histoire des sciences à la Sorbonne - il donnera cet automne à Stanford University une série de cours. L'air des grands espaces souffle dans ses livres car il n'a jamais oublié sa première vie d'officier de marine. Sa haine des guerres et de la violence l'a fait quitter l'armée après l'expédition de Suez et le début de la guerre d'Algérie. Aujourd'hui, il aime retrouver ses anciens collègues et écrit que " la substitution de l'armée à la population entière " évite le pire, soit " la guerre de tous contre tous " . Après Navale, il avait fait Normale sup et passé son agrégation de philosophie, ce qui facilita sa reconversion. Ce philosophe qui adore appuyer ses intuitions sur des textes de La Fontaine ou de Corneille a été élu à l'Académie française en 1990. Ses deux derniers ouvrages sont " La Guerre mondiale ", une réflexion sur la guerre des hommes contre la planète et une méditation autobiographique sur la guerre tout court. Et " Ecrivains savants et philosophes font le tour du monde ", un rapprochement entre de grandes oeuvres littéraires et scientifiques et les univers mentaux dits " primitifs " : animisme, totémisme..., aux éditions Le Pommier.