Georges Dollfus

Révision datée du 18 décembre 2021 à 11:01 par Dieudo (discussion | contributions) (Page créée avec « == Sources == === Valdoie 1944 : Sur les chemins de la liberté (2015) === * http://college-valdoie-liberation44.communaute-emg.net/ :* http://college-valdoie-liberation… »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)

Sources

Valdoie 1944 : Sur les chemins de la liberté (2015)

Rue de la Liberté - Edmond Michelet (1955)

Extrait du chapitre 10 - « ... et sur nos enfants »

« Achtung ! »

Willy avait une façon de hurler l’avertissement qui glaçait d’effroi les nouveaux venus. On avait positivement la sensation qu’un cataclysme planétaire s’abattait sur vous. Tremblants, figés à nos places, nous l’écoutions dérouler la formule rituelle de l’étrange liturgie :

« Stube zwei, Chambre deux, Block 15, Stubaltester : Willy Bader : 243 Stucks. » (Le père Dollfus exécrait le mot, qui s’appliquait indistinctement aux objets ou aux animaux : il y voyait une volonté délibérée de nous considérer non comme des êtres humains, mais comme des choses.)

Le SS, le Gummi sous le bras, passait lentement sur le front des Stucks. S’il voulait donner l’impression qu’il nous méprisait prodigieusement, il faut convenir qu’il y réussissait au-delà de toute expression.

Extrait du chapitre 12 - Des gens bien élevés

Dans notre Stube vier, deux de nos Français s’étaient attribué les fonctions d’interprète, de Dolmetscher. Pas d’êtres plus dissemblables que ces camarades. Tout petit, ramassé sur lui-même, le dos voûté, les yeux bleu de lin enfoncés dans un visage aux traits accentués, le nez fortement busqué, le vieux père Dollfus avait dépassé les soixante-dix ans. Par un miracle d’énergie, renouvelé chaque matin depuis des mois et des mois, il tenait encore debout après plus de trois ans. C’était l’Alsacien type des récits patriotiques d’avant l’autre guerre, une image de l’oncle Hansi. Sa famille avait émigré « à l’intérieur » après la guerre de 70. Lui-même dirigeait à Belfort une importante industrie textile. Il avait fait toute la guerre de 14-18 comme officier d’artillerie, racontait avec fierté qu’il avait présenté un jour son escadron au président Poincaré sur les pentes du Vieil-Armand.

Ma première rencontre avec lui m’avait décontenancé. C’était aux lavabos, qui tenaient lieu, comme on sait, de Bourse du commerce dans les cités concentrationnaires. Personnellement, le fait d’appliquer dans cet univers de dénuement les principes du Stock Exchange m’apparaissait comme plutôt aberrant. C’était pourtant couramment admis, en particulier par le père Dollfus.

Ce jour-là donc, il marchandait, avec le sérieux d’un commissionnaire en train detraiter dix mille balles de coton à la bourse d’Alexandrie, la compensation de mégots contre des pommes minuscules à demi pourries qu’un paysan slovène avait prélevées sur son dernier colis. Je lui fis alors remarquer, avec la déférence due à un homme qui avait l’âge de mon père, que ce clearing lui était préjudiciable : en faisant carrément cadeau de ses mégots, il pouvait escompter une générosité plus large du preneur. Rien n’y fit. Il tenait à son donnant-donnant.

« Ici, comme ailleurs, c’est l’intérêt qui mène le monde, me répondit-il. Les communistes eux-mêmes ne rendent-ils pas hommage au capitalisme en pratiquant les premiers l’“organisation”, c’est-à-dire le troc ? »

Pauvre vieux père Dollfus ! À vouloir appliquer à la lettre – à Dachau ! – les lois de Ricardo et d’Adam Smith, il se faisait rouler à tous les coups. J’ai gardé jusqu’au bout l’espoir de ramener vivant ce fier vieillard entêté, dernier représentant d’une époque révolue, j’en ai bien peur. Mais il ne put surmonter le typhus du dernier hiver.

L’autre Dolmetscher, Georges Ligeron, n’était pas un grand bourgeois comme Dollfus. Il s’en fallait, et de beaucoup. C’était un ouvrier ajusteur, au visage sillonné de rides précoces. Il appartenait à la classe de soldats bleu horizon qui, aux accents de la Madelon de la Victoire, devaient, selon Aristide Briand, mettre « la main au collet » de l’Allemagne. En réalité, c’est à la taille et au menton d’une Madelon de Mayence que Ligeron en avait eu. Comme c’était un garçon loyal et qu’un « lardon » franco allemand avait été le fruit de cette conquête, il avait fait de la mère du garçon sa femme légitime, non sans difficultés administratives et familiales. Pour le quart d’heure, le « lardon » combattait sur le front russe, dans les rangs de la Wehrmacht, et son père ne vivait pas de le sentir pareillement exposé. Il y a eu ainsi d’innombrables détresses individuelles tout au long de ce drame planétaire.

Comme Ligeron et moi appartenions tous deux à cette classe 19 qui était allée occuper la Ruhr dans les printemps dorés qui suivirent le 11 novembre 1918, nous avions enfreint la règle d’interdiction du tutoiement. Nous étions devenus de vrais amis. C’était un homme simple, de cette générosité spontanée bien connue du peuple de Proudhon et de Péguy. Autant le père Dollfus subissait, héroïquement somme toute, la loi d’airain de l’offre et de la demande, autant Ligeron se montrait imperméable aux théories de la valeur.

Il expliqua son désintéressement un jour qu’il refusait avec dédain un Nachelague de soupe auquel il estimait n’avoir pas droit :« Tu comprends, vieux, la position n’est pas commode dans cette boutique. Quand t’as pas devant toi un vieux, comme Dollfus, qui te rappelle ton paternel, c’est un lardon de l’âge du tien qui tend sa gamelle pour le rab. T’es refait à tous les coups. » Il préférait ainsi crever de faim plutôt que de passer pour un mufle. C’était un type digne.