Julian Assange

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Yves Eudes : Ma première rencontre avec Julian Assange

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LE MONDE | 28.12.2016 à 09h28 | Par Yves Eudes

Dix ans après la naissance de WikiLeaks.org, notre journaliste Yves Eudes se remémorre sa première rencontre avec Julian Assange, qui s’apprêtait alors à devenir une figure de premier plan.

Avril 2009, je suis à San Francisco pour un reportage sur une bande de « bio-hackers », qui mènent des recherches semi-clandestines sur le génome. Certains bricolent des appareils low cost pour séquencer leur propre ADN, d’autres se lancent dans des manipulations sur des plantes et des insectes, hors de tout contrôle. En attendant de trouver un labo permanent, ils sont hébergés par Noisebridge, un « hacker space » de San Francisco. Ils ont été invités par le fondateur du lieu, Jacob Appelbaum, un informaticien américain de 27 ans, proche du Chaos Computer Club allemand, et célèbre dans son milieu pour avoir connecté à Internet des villages du Kurdistan irakien en y installant des antennes satellite et des PC sous Linux.

Lors de nos rencontres impromptues, Appelbaum parle de la vie compliquée des hackeurs de San Francisco, et de la surveillance de masse de l’Internet pratiquée par la NSA avec l’aide de Facebook et des opérateurs télécoms comme AT&T – quatre ans avant les révélations d’Edward Snowden. Il mentionne aussi un activiste hors normes, un Australien qu’il a rencontré quelque part en Europe. Il s’appelle Julian Assange, il a 38 ans, et il a créé un site crypté et sécurisé destiné aux lanceurs d’alerte – n’importe qui peut y déposer des documents confidentiels tout en restant anonyme et intraçable. L’adresse du site est WikiLeaks.org. Appelbaum me prévient qu’Assange est difficile à joindre, car il voyage sans arrêt, mais il me conseille d’être persévérant. Je prends note, puis j’oublie.

Premier scandale

Eté 2009, de retour en Europe, j’apprends que WikiLeaks a publié des documents secrets prouvant que la faillite générale des banques islandaises est due à des malversations et des escroqueries perpétrées par leurs dirigeants. Le scandale est immense, les médias islandais ne parlent plus que de ça, Julian Assange devient une célébrité dans le pays. Fin 2009, Assange et Appelbaum sont invités à Reykjavik par des militants locaux de l’Internet libre. Ils en profitent pour présenter à divers responsables un projet grandiose : faire de l’Islande un refuge technique et juridique pour les documents secrets des lanceurs d’alerte et les archives des journalistes du monde entier. A noter que ce projet va peut-être voir le jour en 2017 grâce à la députée Birgitta Jonsdottir, aujourd’hui leader du parti pirate islandais, qui aida Julian Assange pendant des années avant de se brouiller avec lui.

Lire aussi : Pour la fondatrice du Parti pirate islandais, « il est toujours possible de hacker le système »

Donc, en cette fin 2009, j’ai envie d’aller en Islande, mais j’hésite. Je me connecte sur Wikileaks.org, et je découvre que le site ne fonctionne plus vraiment : faute d’argent, il n’accepte plus de nouveaux documents. J’oublie à nouveau.

Février 2010, je suis de retour au Noisebridge de San Francisco, pour tourner un documentaire pour Canal Plus. Le hackerspace a développé de nouvelles activités et a déménagé dans un local plus spacieux. Jacob Appelbaum me fait visiter, et se laisse filmer pendant une heure. Alors que je m’apprête à partir, il me demande si j’ai suivi son conseil et contacté Julian l’Australien.

« - Pas encore.

- Le voyage en Islande a été fantastique, Julian a des tas de projets. Si tu veux, je me charge de vous mettre en contact. Appelle-moi de temps à autre »

Je le remercie, puis je passe à autre chose, une fois de plus.

« Je te préviens, j’ai trente minutes à te consacrer »

Avril 2010. Je suis à nouveau en Californie, à Los Angeles, pour un reportage sur des femmes qui ont subi une fécondation in vitro uniquement pour pouvoir choisir le sexe de leur bébé. Entre deux interviews, à tout hasard, j’appelle Jacob Appelbaum. Il m’annonce que j’ai de la chance : Julian Assange est lui aussi en Californie. Il refuse d’en dire plus, mais j’apprends que le chef de WikiLeaks a été invité par l’université de Berkeley pour la projection de son film « Collateral murder », qu’il a monté en Islande, pendant l’hiver, à partir d’images classées secret défense. Tournées en 2007 à Bagdad par une caméra montée sur un hélicoptère de combat américain, elles montrent l’équipage de l’appareil en train de mitrailler des civils sans armes, dont des enfants. À l’époque, la provenance de ces images est un secret. On découvrira plus tard qu’elles ont été transmises à WikiLeaks depuis l’Irak par le soldat Chelsea Manning, en même temps que des centaines de milliers de documents militaires et diplomatiques.

Cette fois, il ferme son ordinateur : « je t’écoute. »

Deux jours plus tard, alors que je suis dans une lointaine banlieue de Los Angeles, dans la cuisine d’une femme qui a déjà deux filles et veut à tout prix un garçon, je reçois un SMS de Jacob Appelbaum. Julian Assange m’attend ce soir au People’s Café, à Berkeley, près de l’université. Il est midi, Berkeley est à 710 km, dont une centaine dans les embouteillages de Los Angeles. Si je conduis sans m’arrêter, j’ai une chance d’être à l’heure, ma voiture de location est rapide. Si je suis en retard, j’aurai fait le voyage pour rien, car je n’ai aucun moyen de recontacter Julian Assange.

À 20 h 35, je me gare dans un parking souterrain du centre de Berkeley. Je cours jusqu’au People’s Café, et je découvre la longue silhouette de Julian Assange. Il est assis, l’air absorbé, en train de taper sur son ordinateur portable. Il me salue et me dit d’un ton neutre : « tu es le journaliste français ? Je te préviens, j’ai trente minutes à te consacrer. » J’ai sommeil, j’ai mal à la tête, j’ai faim, j’ai soif, j’ai envie de pisser depuis trois cents kilomètres, mais cet accueil me redonne de la force : « j’espère que tu plaisantes, je viens de rouler 450 miles d’une traite, j’ai dû faire au moins douze excès de vitesse, je suis ici à l’heure que tu as fixée. Installons-nous tranquillement, et prenons notre temps. » Cette fois, il ferme son ordinateur : « je t’écoute. »

Heureux et insouciant

Je me lance dans une interview classique sur WikiLeaks, mais très vite, la conversation part dans tous les sens. Julian, très en verve, me raconte pêle-mêle des bribes de sa vie publique et privée. Il semble heureux et insouciant. L’université de Berkeley lui a fait un excellent accueil, un groupe de professeurs souhaite même lui décerner un prix honorifique.

Au bout d’une heure, il se lance dans un résumé assez complet de sa philosophie de l’existence. Il se présente comme un partisan inconditionnel de la Transparence Intégrale. Selon lui, toutes les dictatures et tous les régimes illégitimes reposent sur un même socle : le secret unilatéral. Les détenteurs du pouvoir cherchent à savoir tout ce que fait et pense la population, tout en maintenant un secret absolu sur leur propre vie et leur pratique du pouvoir. À un moindre degré, les démocraties occidentales fonctionnent selon le même principe – les décisions importantes sont prises à huis clos, les diplomates travaillent dans l’ombre, les services secrets prennent une importance croissante... Les Etats entrent alors dans un cercle vicieux : plus ils ont de secrets, plus ils doivent prendre des mesures répressives pour les protéger. Or, en bridant le libre flux de l’information en leur sein, ils nuisent à leur propre efficacité.

Mais les temps changent, affirme Julian Assange. Avec l’avènement de l’Internet et la généralisation de la cryptographie, ce déséquilibre informationnel pourrait être aboli, et même renversé. Les peuples vont pouvoir communiquer librement sans être espionnés par l’Etat, tandis que les administrations et les entreprises seront poussées à publier toujours plus de documents et à travailler au grand jour... Il reconnaît que cette transparence généralisée provoquera peut-être des dommages collatéraux en matière de protection de la vie privée, mais c’est le prix à payer pour instaurer une authentique démocratie participative. Incidemment, il prédit la mort rapide des vieux médias, compromis avec l’establishment politique et financier, et leur remplacement par des petits organismes altruistes, volontaristes et agiles, comme WikiLeaks.

L’ancdote déformée

Il me parle aussi du droit à l’oubli, qu’il considère comme un fantasme bizarre et désuet. Selon lui, si une personne qui s’estime surexposée sur le Net obtient le pouvoir de faire effacer les documents de son choix, il faudra expurger en permanence les archives des forums, des blogs, des médias en ligne, des réseaux sociaux – la liste est sans fin... La suppression d’histoires exactes, mais dérangeantes parce qu’elles empêchent quelqu’un de refaire sa vie, entraînerait une véritable réécriture judiciaire de l’Histoire, digne des pires dictatures.

Julian Assange, infatigable, continue à me parler dans le café désert plus de quatre heures

Embrumé par la fatigue et l’abus de café, je lui raconte alors une tranche d’histoire de l’Union Soviétique, dont je ne suis pas sûr qu’elle soit vraie – à la réflexion, elle ressemble à une fable inventée par un poète latino-américain. En 1953, après l’exécution de Beria, qui tenta de succéder à Staline, les millions de citoyens abonnés à la Grande Encyclopédie Soviétique auraient reçu par courrier une photo pleine page du détroit de Bering – l’article figurant juste après la biographie de Beria, dans l’ordre alphabétique. Elle était accompagnée d’une lettre leur ordonnant de coller la photo de banquise sur la page consacrée à Beria. Ainsi, le politicien répudié puis tué par ses pairs, cessait officiellement d’exister, il disparaissait en douceur de la mémoire collective... Par la suite, Julian Assange utilisera cette anecdote dans différents discours, en la déformant complètement – je l’avais mal racontée, ou il avait mal écouté. Mais quand je l’entendais parler du détroit de Bering, je nous revoyais au People’s Café, en train de refaire le monde.

Minuit passé, je m’endors à moitié sur ma chaise, et la nuit ne fait que commencer, je vais devoir tourner dans la ville pour trouver un hôtel pas trop cher. Julian Assange, infatigable, continue à me parler dans le café désert – un monologue rapide et passionné. Les 30 minutes qu’il avait décidé de m’accorder auront duré plus de quatre heures. Quand le café ferme, il me suit jusque dans le parking pour continuer à m’expliquer l’avenir des États-Unis, du Moyen Orient et de l’Internet.

Parking et documents secrets

Quand je réussis enfin à monter dans ma voiture, il change soudain de registre. Il m’annonce sur un ton léger qu’il possède des gros volumes de documents ultra-secrets au contenu explosif, et qu’il a besoin des médias classiques pour l’aider à les exploiter et les diffuser. Il refuse d’en dire plus dans le parking, mais il promet que je ne serai pas déçu.

C’est ainsi que quelques mois plus tard, après d’autres aventures compliquées avec l’équipe de WikiLeaks, de Londres à Reykjavik, Le Monde est entré en possession des documents militaires de l’US Army en Irak, puis des câbles diplomatiques qui allaient faire la « une » des médias du monde entier en décembre 2010, et enfin des documents secrets sur le fonctionnement de la prison de Guantanamo.

Lors de cette nuit californienne, Julian Assange avait réussi à se montrer sous un jour plaisant – un homme ouvert, à la fois sûr de lui et un peu naïf, plein d’enthousiasme et de joie de vivre. Cela n’allait pas durer. Au cours de l’été, il deviendra une star internationale grâce aux premières révélations de WikiLeaks sur l’Irak et l’Afghanistan. Puis, presque aussitôt, un homme traqué, pourchassé par les États-Unis, menacé de mort par des personnages importants, recherché pour agression sexuelle par la Suède, empêché de quitter le Royaume-Uni, empêtré dans une relation compliquée avec une demi-douzaine de grands médias qu’il n’arrive pas à contrôler... Quand je le retrouve à Londres à l’automne 2010, je découvre un homme différent – tourmenté, difficile, impérieux. L’âge de l’insouciance était révolu.