Patrick Viveret/Accepter de ne pas tout vivre

Patrick Viveret : « Il faut accepter de ne pas tout vivre »

Le Monde.fr | 19.06.2015 à 11h14 |Propos recueillis par Anne-Sophie Novel

Série. A une époque de profondes mutations, le rapport au temps est chamboulé. Nous avons invité des personnalités et des anonymes de tous horizons à se confier sur ce vaste sujet. Cette semaine : Patrick Viveret, philosophe.

Libre penseur qui aime à se présenter comme un « passeur cueilleur », Patrick Viveret est surtout un partisan de la sobriété heureuse et du buen vivir, le bien vivre. Cofondateur du collectif Roosevelt et des rencontres internationales Dialogues en humanité, il organise depuis peu avec Agnès Cabannes des ateliers lors desquels chacun peut venir« sculpter son temps ». Il est également l’auteur de nombreux ouvrages dont les deux derniers, Le bonheur en marche, coécrit avec Mathieu Baudin (Ed. Guérin, 120 p., 10 euros ) et Fraternité, j’écris ton nom ! (Ed. Les liens qui libèrent, 150 p., 15,50 euros)

Vos ateliers se présentent moins comme l’opportunité d’apprendre à « gérer » son temps que comme la possibilité de mieux se l’approprier. Quel message souhaitez-vous faire passer ?

Nous proposons un pas de côté pour modeler un rapport amical et positif au temps, pour vérifier que le temps nous aide à vivre et non le contraire. Notre rapport au temps est sans cesse teinté de lutte (on court après le temps), de vide ou d’ennui (on tue le temps) si bien qu’il est souvent vécu dans un rapport d’adversité. Dans un contexte économique, le temps devient de l’argent et le rapport au temps devient alors une obsession d’accumulation, de compétition et révèle une peur de perdre.

Ce qu’Agnès Cabannes fait avec l’argile correspond à ce que je fais quand j’aide les gens à avoir un temps réconcilié, quand je leur propose de vivre à la bonne heure — le bonheur étant cet art de vivre « à la bonne heure », avec une qualité de présence et d’intensité dans la posture de vie.

Comment arriver à vivre à cette bonne heure ?

Lors de nos ateliers, je reprends les expressions classiques avec le terme — « Le temps, c’est de l’argent », « Tuer le temps » … — que je propose de remplacer par le mot « vie ». Faites donc le test et voyez ce que cela produit… en général, c’est un choc : le temps c’est de la vie, et le temps qui n’est pas de la vie est un temps mort. S’il n’y a pas de vibration ni d’intensité, le rapport au temps est dégradé.

A titre personnel, la clé que je m’applique consiste à accepter de ne pas tout vivre, au risque sinon d’être dans le zapping et de voir les autres devenir des rivaux. En vivant intensément ce que je vis, mon rapport à moi-même est plus serein et le rapport aux autres me donne accès à des saveurs de vie que je n’aurais pas autrement. On fait ainsi du temps un ami plutôt qu’un adversaire, c’est une clé intérieure mais aussi une clé de transformation sociale, car nos sociétés sont malades de vitesse.

Il s’agit donc de repérer ce qui relève du choix, de l’habitude ou de la soumission ?

Oui, car nous ne vivons qu’une petite partie des potentialités de vie qui s’ouvrent à nous. Et cette potentialité ne se réalise que par renoncement à d’autres potentialités, quand l’énergie du désir la transforme en réalité. On observe le même phénomène quand on aide des personnes à travailler le rapport à la terre : le temps imparti ne permet de réaliser qu’une sculpture, on renonce à toutes celles qu’il aurait été possible de réaliser. On prouve ainsi que l’essentiel est de devenir ami de son propre temps de vie.

Que peut-on faire dans une société dont le rapport au temps de vie est pathogène ?

Nos sociétés sont malades dans leur rapport à la nature, elles sont malades dans leur rapport à la vie et au temps de la vie, elles sont dans la course alors qu’il est urgent de se poser, de ralentir, de s’interroger sur le devenir de la terre, du frater qui signifie notre famille humaine. Il est urgent de remplacer notre rapport au travail et à l’emploi par un rapport à ce que Hannah Arendt a défini comme une logique de l’œuvre, celle qui nous permet d’accomplir nos projets de vie, ce qui est aussi le sens initial du terme « métier ».

Prenez le burn-out, il est lié à une suractivité associée à la perte de sens. Les deux conditions sont réunies. Et avant le burn-out, il y a le burn-in, une suractivité qui ne fait pas sens… La contemplation n’est pas un désœuvrement, alors que la suractivité peut l’être !

Avez-vous l’impression que le temps s’accélère actuellement ?

Les mutations technologiques jouent un rôle central : les potentialités de vie sous toutes les formes, qui sont aussi des potentialités d’information, se sont considérablement démultipliées. Et donc la question la plus difficile est celle de l’abondance : comment fait-on en situation d’abondance de potentialités de vie pour choisir la part de potentialité que l’on transforme en réalité ? L’individu soumis à un flot d’informations continu a une multiplicité de relations potentielles, de situations de vie. Plus les possibilités de vie sont nombreuses, plus le discernement est important. Les traditions de sagesse structurent en profondeur nos temps de vie, elles aident à mieux gérer l’abondance.

Comment se déroule le temps du philosophe ?

Le mot sagesse a la même origine que le mot saveur, si bien que je définis la philosophie comme la dégustation de la vie. Entendue ainsi, elle aide à cultiver l’art de vivre à la bonne heure, d’accepter de ne pas tout vivre mais de vivre intensément.

Au quotidien, comment cela se traduit-il ?

Au réveil vers 7 heures, je m’accorde toujours dix minutes d’émerveillement, c’est un temps que je prolonge par un temps de méditation. Ensuite, je pratique un exercice de douche énergétique qui me permet d’énergiser mon corps, en passant en revue les organes intérieurs et extérieurs. Je sens et savoure que je suis vivant, entouré et aimé de mes proches. Tout cela est de nature à me faire sentir le présent au double sens du terme y compris comme un cadeau de la vie.

Puis, je peux me brancher sur les informations sans craindre de perdre de mon allant en écoutant la série de catastrophes que sélectionnent en général les médias ! Ensuite, je regarde mon agenda : j’ai souvent en tête ce que j’ai à faire mais je vérifie tout de même. Je n’ai pas de journée type, c’est une chance. Quand j’étais à la Cour des comptes ou que j’effectuais des missions pour un gouvernement, mon temps était structuré mais là, je modèle mon temps selon l’énergie de mon désir. Cela me permet d’effectuer d’autant mieux ce que j’ai à faire.

Comment sentir cette énergie du désir ?

Se tester reste la meilleure des manières ! S’interroger en se disant « que se passe-t-il si je ne me coule pas dans ce que j’avais programmé ou que l’on a programmé pour moi ? » est une façon de ressentir, y compris corporellement, un sentiment de liberté. Dans la plupart des cas, je respecte mon agenda, mais il m’est arrivé une fois d’embarquer ainsi à l’improviste pour l’Espagne, gare d’Austerlitz : j’ai eu un sentiment de liberté incroyable, j’ai décommandé tous les rendez-vous du lendemain, j’ai ressenti à ce moment-là à quel point je pouvais choisir ma vie.

Quel est votre moment de la journée préférée ?

Les temps où l’on peut éprouver pleinement l’énergie de l’amour, de la sensualité, de l’amitié, de la tendresse. C’est vrai aussi de temps quotidiens très simples : les repas en famille, par exemple, ils sont joyeux, précieux, riches. Il y a aussi le temps de la sieste, auquel je suis astreint pour des raisons médicales. Pendant ce temps de sommeil, le corps se repose et le cerveau se ressource. Lorsque je dors ce n’est pas du temps perdu, c’est du temps créatif qui me relie à l’univers.

Quelle serait pour vous la journée idéale ?

La journée idéale n’est pas pour moi celle que l’on maîtrise. Je préfère rester en situation de surprise, d’accueil des cadeaux de la vie, y compris les plus surprenants, et ne pas être dans le contrôle. Avec le temps, j’ai réalisé à quel point il est nécessaire de passer de la Tension avec un T (stress, course etc.) à l’Attention avec un A (bonheur, qualité de présence, etc.). Quand on tue le temps ou que l’on manque de temps, c’est choisir un temps vide comme un temps mort.

Anne-Sophie Novel